Corto Maltese en Sibérie est certainement mon album préféré des aventures du marin maltais. C’est une histoire qui est d’ailleurs déclinée sous de nombreuses formes : un roman en 1997 (Cour des mystères), un dessin animé en 2002 (Corto Maltese, la cour secrète des arcanes) et il devait même donner lieu à un long métrage de Christophe Gans en 2017 (mais il a été annulé). Au-dessus de mon bureau trône une grande affiche à l’effigie de Corto, et sans surprise il s’agit d’une illustration inspirée des aventures de Corto Maltese en Sibérie.
Ce mois-ci, je me suis donc plongé dans le roman Cour des mystères que je n’avais jamais lu et qui reprend la trame de cet album… Étonnamment, je n’ai pas été emballé.
Cour des mystères, de la BD au roman
Le titre de ce roman est à la fois une clé et une fausse piste. Car la cour des mystères dont il est question est vénitienne et Corto n’y mettra pas beaucoup les pieds dans cet épisode.
Il y a à Venise trois lieux magiques et cachés : l’un dans la rue de l’Amour des Amis, le deuxième près du pont des Merveilles et le troisième dans la “Calle dei Marrani”, près de San Geremia, dans le vieux Ghetto. Quand les Vénitiens sont fatigués des autorités, ils vont dans ces lieux secrets et, ouvrant les portes au fond de ces cours, ils s’en vont pour toujours vers des pays merveilleux et vers d’autres histoires.
Planche 1, case 1 de “Corto Maltese en Sibérie”, Hugo Pratt
Le roman nous plonge rapidement dans le contexte géopolitique très agité de 1919, en Asie. C’est là qu’il faut s’accrocher, car nous ne sommes pas forcément familiers du contexte de la Chine, de Hong Kong, de la Mongolie et de la Russie à cette époque-là. La guerre vient de s’achever en Europe en 1918 mais elle se poursuit en Sibérie : tsaristes contre communistes ont entraîné la Russie dans une guerre civile violente. La maîtrise du chemin de fer du transsibérien devient un enjeu stratégique pour les forces en présence. L’amiral Alexandre Koltchak – chef suprême de l’armée Blanche – et les fidèles du tsarisme tentent de convoyer l’or impérial par voie ferrée, mais les Cosaques, Mongols et Mandchous ont également des projets à financer et veulent s’emparer de ce trésor, ce qui exacerbe toutes les tensions dans ce contexte déjà brûlant.
C’est là que Corto Maltese entre en scène. Alors qu’il séjourne à Hong Kong, il reçoit la visite des Lanternes Rouges, des révolutionnaires chinoises qui viennent demander ses services pour les aider à s’emparer de l’or russe.
Corto s’inclina, saisit la feuille de papier où était tracé le signe de Kui Me et se rappela combien de signes dans le monde entier étaient considérés comme propices et combien d’autres, au contraire, annonçaient le malheur. Il lui revint en mémoire la douce mélodie de la Patenera, la chanson gitane qui portait malheur soit à celui qui la chantait, soit à celui qui l’avait entendue, et il se souvint de la vieille diseuse de bonne aventure qui était restée interdite en ne trouvant pas de ligne de chance dans sa main gauche. Enfant, il avait pourtant entendu cette chanson dans les ruelles ensoleillées de Cordoue et s’était incisé lui-même le sillon de sa ligne de chance avec un rasoir de son père. Ce n’était pas un défi, il avait agi d’instinct, tout naturellement : c’était sa façon de se comporter face au destin.
Cour des mystères, Hugo Pratt (traduit par Fanchita Gonzalez Batlle, éditions Denoël, Empreinte, pages 13-14)
Une histoire complexe et trop vite racontée
Y’a pas à dire, il y a une force dans les visuels d’Hugo Pratt que l’on ne retrouve pas dans ses romans. Si le roman est très fidèle aux aventures de Corto Maltese en Sibérie, il n’en a ni le souffle ni la beauté. Le style d’Hugo Pratt m’a toujours plu en BD : je trouve que les répliques des personnages font toujours mouche, entre punchlines et poésie. J’aime aussi les grandes planches dans lesquelles les personnages ne parlent pas mais qui donnent l’atmosphère de l’épisode qui se joue.
Je pensais retrouver ce style dans le roman. Et dans les dialogues en effet, on le retrouve. D’ailleurs, les répliques sont quasiment les mêmes entre la BD et le roman (quand ce n’est pas mot pour mot).
Là où le bât blesse, c’est dans le récit et les descriptions… Le style d’Hugo Pratt est assez plat et truffé de lieux communs. Il manque des pauses dans le récit pour mieux développer le contexte et installer l’atmosphère des scènes. Le roman ne compte que 232 pages pour une aventures qui en aurait mérité au moins le double afin de mieux développer les personnages et surtout les tenants et les aboutissants d’une histoire aussi complexe.
Les scènes d’action, particulièrement nombreuses, sont narrées de manière beaucoup trop sommaire pour qu’on en ressente toutes les émotions. Une planche de BD est riche de détails et peut impacter le lecteur en quelques secondes ; cela manque cruellement dans le roman.
Cour des mystères a donc été une semi-déception pour moi… J’ai aimé retrouver mon héros préféré dans une aventure que j’adore, mais je suis resté sur ma faim quant au style. Pour moi, Hugo Pratt est un génie de la BD mais n’est définitivement pas un grand romancier.
Et vous, êtes-vous aussi des fans de Corto Maltese ? Que pensez-vous de ses aventures en roman ?
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Faire la sieste sous les tropiques, parler littérature, théâtre et cinéma, écouter le craquement du glaçon plongé dans l'eau, frissonner avec Lovecraft, planifier des voyages en Italie... J'adore l'esprit rabelaisien, l'accent du sud-ouest et autres futilités de l'existence.