Hier soir, j’ai eu la chance d’être invité au Théâtre de la Cité pour la première d’IvanOff, la nouvelle création de Galin Stoev inspirée d’Ivanov de Tchekhov, l’un de mes auteurs fétiches. Il s’agit donc de la deuxième revisite de Tchekhov que je vois au cours de cette saison après Vania, une même nuit nous attend tous au Théâtre du Pavé au mois d’octobre.
D’Ivanov à IvanOff
IvanOff, ce n’est pas vraiment Ivanov. On retrouve bien entendu les personnages et les thèmes de la pièce russe, mais Galin Stoev a demandé à un auteur contemporain, Fredrick Brattberg, de faire une réécriture de cette pièce, dépouillée de ce qui l’ancrait dans le dix-neuvième siècle. Nous sommes donc dans une version résolument plus actuelle, ou plutôt atemporelle. Le décor et la mise en scène réalistes auxquels nous sommes habitués avec Tchekhov laissent la place à un grand espace blanc (murs et sol) comme une cellule mentale dans laquelle Ivanov est emprisonné. En proie à une profonde mélancolie, Ivanov semble ne plus pouvoir communiquer avec son entourage ni sortir de cette zone floue et sans couleur.
En Bulgarie, le théâtre de Tchekhov constitue un rituel, c’est l’épreuve du feu pour les jeunes comédien(ne)s. À cet âge, on s’identifie à des personnages comme Nina ou Treplev. Mais en vieillissant, les textes de Tchekhov ont continué à m’émouvoir. Pour moi, cet auteur est comme un médecin qui dissèque l’être humain, dans sa beauté et sa laideur, et parle en même temps de l’état général du monde. Le personnage d’Ivanov, plus particulièrement, c’est le Hamlet russe pour moi. Un personnage pris dans ce qu’on appellerait une dépression, incapable d’agir malgré sa grande lucidité, incapable de se relier au monde extérieur.
Galin Stoev, metteur en scène d’IvanOff
IvanOff et le Métaverse
Dans la pièce originale, Ivanov offre à Sacha pour son anniversaire des marionnettes. Dans cette réécriture, il s’agit d’avatars en 3 dimensions que les comédiens pilotent en direct et dont l’image est projetée sur les fameux murs blancs du décor. Cristallisant leurs fantasmes, outrepassant les tabous, ces marionnettes virtuelles finissent par exprimer ce que les personnages, eux, ne peuvent plus dire.
C’est certainement le procédé (ou l’accessoire) que j’ai trouvé le moins subtil de cette mise en scène. Un peu plus intéressante lorsqu’il y a une interaction directe entre les personnages réels et les avatars (le souper d’Anna-IRL et Ivanov-avatar, ci-contre), l’utilisation de ce gadget m’a parue un peu racoleuse et m’a vite ennuyé.
Le texte de Tchekhov et celui de Brattberg sont assez éloignés, mais tout ce qui est de l’ordre du vide chez Brattberg pourrait être nourri de ce que Tchekhov avait écrit dans son texte. Là où Tchekhov était dans le réalisme, Brattberg crée des mondes parallèles, à la Lynch ou à la Lewis Carroll, tout en respectant de près le texte source.
Galin Stoev
Je dois avouer que les liens avec Lynch et Carroll ne m’ont pas sauté aux yeux…
Galin Stoev, un metteur en scène que l’on suit de près
Cela fait quelques années que Galin Stoev est le directeur du Théâtre de la Cité à Toulouse. Pour ma part, je l’ai découvert en 2011 à la Comédie Française lorsqu’il avait mis en scène Le Jeu de l’Amour et du Hasard. Depuis, j’ai eu l’occasion de voir plusieurs de ses créations : Danse « Delhi » (dont je vous parlais ici et qui interrogeait déjà le rapport entre réel et virtuel, puisque les acteurs jouaient sur fond vert et leur image était ensuite incrustée dans un décor de sitcom) ; Insoutenables longues étreintes (notre article là) ; ou encore La Double Inconstance de Marivaux, dans une version très sombre dont nous parlions ici et qui fera l’affiche en décembre 2021 du Théâtre de la Porte Saint-Martin à Paris.
Le point commun entre toutes ces pièces : une obsession pour l’analyse des sentiments humains et un usage toujours très à l’avant-garde des nouvelles technologies au service de la mise en scène.
Même si je n’adhère pas à toutes les propositions de ses spectacles, je continuerai d’aller voir ses créations car leur radicalité en fait toujours de véritables objets de curiosité et invitent à la réflexion.
IvanOff est à l’affiche du Théâtre de la Cité à Toulouse jusqu’au 27 novembre 2021. Irez-vous le voir ?
Qui a écrit cet article ?
Faire la sieste sous les tropiques, parler littérature, théâtre et cinéma, écouter le craquement du glaçon plongé dans l'eau, frissonner avec Lovecraft, planifier des voyages en Italie... J'adore l'esprit rabelaisien, l'accent du sud-ouest et autres futilités de l'existence.
4 comments
J’adore le théatre et l’audace qu’il permet , j’adore la littérature Russe et je suis d’accord sur le fait que Tchekhov à l’ame russe grinçante et rieuse quand d’autres nous montrent des aspects plus sombres à fremir.Donc mon état d’esprit en arrivant était on ne peut plus positif . Sauf que là , j’ai eu envie de partir au bout d’un quart d’heure …
Un ivanoff insipide, un cocktail de clichets vulgaires, un abus d ‘effet qui aurait pu donner de la drolerie mais là rien..
. je ne suis pas partie car , il y avait dans cette parade égotique quelque chose : une jeune femme qui incarnait son role , la seule qu’un Russe aurait reconnu Anna , , je suis restée pour elle , et pour sa fragile personne, ses pas de tango de fin avec son docteur amoureux à la voix et la démarche de Pierre Palmade (et ce n’est pas une insulte).
Je suis restée pour elle .Mais franchement , j’ai vu récemment l’adaptation de Crimes et Chatiments de Lise Avignon au théatre du grand rond (le temps que le coeur cesse..)et là , il y avait de l’audace , du panache et un véritable travail de fond…
Merci pour ce message très construit !
Comme vous, j’ai été conquis très particulièrement par Anna, une comédienne vraiment à la hauteur de son rôle et de sa fragilité !
Pour le reste : la vulgarité, elle est indéniable… mais j’ai tendance à voir ce spectacle comme un travail expérimental, en tous cas je ne dirais pas qu’il n’y a pas de travail de fond. La scénographie en particulier m’a parue vraiment intéressante. Egalement certaines scènes avec les avatars, une fois passé l’effet gadget et outrancier.
Ce qui est étonnant, c’est que je suis sorti de la salle avec un point de vue plutôt négatif, et depuis je me rends compte que c’est un spectacle qui continue de me faire réfléchir et qui se bonifie avec le recul. C’est aussi ce que j’aime chez Galin Stoev, des spectacles qui ne séduisent pas spontanément, voire qui rebutent, mais qui finalement font réfléchir par des démarches inattendues et déstabilisantes.
Peut-être votre regard va-t-il aussi évoluer avec le temps ; ou au contraire vos impressions premières se confirmer.
Nous étions à la première d’Ivan Off hier soir dans un dispositif particulier puisque malvoyants et non-voyants pouvaient assister à ce spectacle grâce à l’audiodescription.
Un casque et un boitier ont été fournis à chacun afin de suivre le jeu des acteurs, leurs costumes, déplacements et la description des projections sur la paroi blanche du fond de scène. Cette audiodescription était réalisée par une jeune femme que nous avons rencontrée à notre arrivée au TNT. L’intérêt de cette expérience technique en a été accru avec une visite préalable des coulisses et du plateau accompagnée par l’audio-descriptrice et l’assistante du metteur en scène.
Quel privilège ! Me direz-vous. Et là je pense aussitôt aux panneaux « si tu veux ma place, prend mon handicap ». Non, je galèje, aucune hargne. Mon mari a donc pu toucher la rampe de l’escalier faisant partie du décor parallèle au grand espace « aveuglant » (si je puis me permettre) de l’avant-scène, à certains accessoires, à la tente plastique déployée plus tard par Ivanov.
Et puis le spectacle a commencé. Assise à côté de lui, je n’étais pas du tout dérangée par la voix du casque tandis qu’il suivait à la fois le jeu des acteurs et les commentaires préenregistrés de Dune (ce prénom est déjà un voyage mental). Ces derniers étaient de grande qualité m’a-t-il dit à la fin.
Nous avions vécu cette expérience avec un film à la cinémathèque une quinzaine de jours avant et là aussi le procédé a emballé mon mari.
Concernant le rendu de la pièce de Tchekhov j’ai été très intéressée par l’originalité de la mise en scène, les trouvailles humoristiques faisant un pont audacieux entre le 19 è et le
21ème siècle –le courrier pneumatique et la messagerie internet- et surtout par l’utilisation des avatars. La destruction des parois révélant comme un trou de serrure l’intimité d’un intérieur bourgeois que l’on découvre sur un plan plus large dans les images virtuelles. L’ennui s’est installé pourtant. Non pas à cause des actrices féminines qui sont remarquables, surtout Ana, fragile comme un phasme, touchante ; une artiste comme je les aime. Le personnage d’Ivanov tout de blanc vêtu se fond dans le décor. J’ai vraiment déploré son manque d’incarnation.
Au bout d’une heure quarante-cinq nous avions atteint les limites de notre capacité d’empathie pour cet IvanOff qu’il faut malgré tout voir parce que c’est du théâtre même si j’eusse préféré humer davantage le parfum du samovar et le vent dans les bouleaux.
Merci pour votre commentaire très argumenté et circonstancié ! Je trouve vraiment appréciable que les théâtres et les cinémas permettent à tous les publics de venir assister aux spectacles et les apprécier à leur juste mesure ! Mlle Dune avait l’air de rendre compte avec talent de cette pièce.
Je pense avoir apprécié les mêmes éléments que vous (Ana, le décor “aveuglant”, la messagerie), en revanche j’ai bien cru sentir le parfum du samovar, mais il était “masqué” comme le décor derrière la paroi blanche. Il n’en restait que de rares effluves qui passaient furtivement comme les morceaux de décor que l’on ne voyait que par bribes. Comme du texte de Tchekhov, il n’en subsistait qu’un fantôme.
Ivanov était peu incarné, je crois que je ne pourrais pas dire le contraire. A tel point me semble-t-il que son avatar virtuel était plus incarné que le comédien réel… Là encore, j’ai trouvé l’idée intéressante. Mais c’est vrai que sur la longueur, je me suis un peu ennuyé. Tant pis, je suis content d’avoir découvert cette relecture de la pièce (même si je préfère l’originale, celle-ci n’a pas été dénuée d’intérêt pour moi).