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La musique dans les camps nazis, une expo à voir et à entendre au Mémorial de la Shoah

by Julien
La musique dans les camps nazis mémorial de la shoah

La musique n’est pas la première chose à laquelle on pense lorsqu’on se figure la vie dans les camps nazis. Et pourtant, le Mémorial de la Shoah propose actuellement une grande exposition pour rectifier cette représentation des camps de la mort dans lesquels la musique était omniprésente. Musique utilisée par les nazis, musique officielle, musique clandestine de résistance… elle était partout. Retour sur une expo passionnante consacrée à la musique dans les camps nazis.

La musique dans les camps nazis, un quotidien

Au printemps 2017, j’avais eu l’occasion de suivre un séminaire sur la Shoah et de participer à un voyage d’étude à Cracovie et Auschwitz. Quand on visite aujourd’hui les camps, la musique n’est vraiment pas ce que l’on retient. Au contraire, un silence de plomb pèse sur ce lieu de mort. Seules les paroles de guides conférenciers brisent ce silence tandis que les visiteurs observent un profond recueillement. Difficile donc d’imaginer ce lieu baigné dans la musique (et quelle musique !).

Pourtant, la musique a résonné quotidiennement dans les camps de concentration et les centres de mise à mort du régime nazi du temps de leur fonctionnement. Pourquoi une telle présence dans des espaces où les libertés les plus fondamentales étaient bafouées ? C’est la question à laquelle cette expo tente de répondre.

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La musique dans les camps nazis – Mémorial de la Shoah

Sous le IIIe Reich, la musique est au centre des politiques culturelles visant la construction d’une « communauté du peuple », Volksgemeinschaft, fondée sur la prétendue « race aryenne ». Par transposition, le système concentrationnaire accorde lui aussi une importance notable à la musique, mais la quasi-absence de documents officiels à son sujet est frappante. En fait, son usage principal sert un objectif disciplinaire : il s’agit d’une musique « contrainte », jouée sur ordre, au service des processus de mise au pas et d’annihilation. Son second usage est celui fait par les détenus, femmes et hommes : tolérée ou clandestine, leur musique participe des stratégies de survie psychologique et de résistance spirituelle.

La musique dans les camps nazis mémorial de la shoah (2) Auschwitz
L’orchestre d’Auschwitz I devant la cuisine du camp (1941) – Photographie SS

L’exposition La musique dans les camps nazis propose donc une approche topographique des usages de la musique dans le système concentrationnaire. Contrainte, intrusive, tortionnaire ou au contraire résistante, très rarement récréative, la musique et ses répertoires peuvent être associés à des lieux précis du camp. Dans les centres de mises à mort, les orchestres ne jouent pas pour accompagner les victimes vers les chambres à gaz et encore moins à l’intérieur : leur musique est avant tout au service des bourreaux.

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Musiques d’un autre monde, Simon Laks (1948)

Si l’exposition dresse un panorama des usages de la musique dans les camps de concentration et les centres de mise à mort, elle ne cherche pas l’exhaustivité. Elle n’aborde pas la vie musicale au sein des ghettos ni dans les camps de prisonniers de guerre, dans lesquels les activités musicales furent également riches mais organisées différemment. En revanche, elle évoque quelques cas particuliers d’antichambres des centres de mise à mort : des camps d’internement français devenus camps de transit, le camp de transit de Westerbork (dont je vous parle à la fin de cet article) et le camp-ghetto de Theresienstadt.

Le Camp de Buchenwald en 1944

Le dessin en couleur ci-dessous, exécuté dans le camp, représente des Kommandos à Bruchenwald, accompagnés par l’orchestre en uniforme. L’ordre « Mützen ab ! », crié par les kapos, indiquait qu’il fallait enlever les bérets devant les SS.

La musique dans les camps nazis mémorial de la shoah Buchenwald
1944, camp de Buchenwald (auteur non identifié)

Dans les camps, la musique est mise au service du sadisme des SS et participe à la terrorisation des détenus ; cela se traduit fréquemment par l’obligation de chanter sous les coups et les insultes. La musique accompagne également des punitions ou des exécutions publiques qui ont lieu le plus souvent le soir, sur la place d’appel. Elle doit souligner la toute-puissance de la machine nazie et renforcer l’humiliation et les souffrances infligées à la victime.

Les pièces choisies appartiennent pour beaucoup au répertoire léger cher aux Allemands et diffusé par la radio allemande : extraits d’opérettes de Fraz Lehár, chansons sentimentales de Zarah Leander, chanson de films à succès… La légèreté de leur ton et le côté allusif de leurs paroles accentuent l’horreur de la situation. Certains hymnes de camps servent également d’instrument de torture.

La porte

Dans les camps de concentration, matin et soir, par tous les temps, l’orchestre accompagne la longue mise en place des équipes de travail ou Kommandos à l’intérieur du camp, entre la place d’appel et la porte. Cette porte, souvent ornée de la devise Arbeit macht frei, « Le travail rend libre », est franchie quotidiennement par la majeure partie des détenus, alors esclaves dédiés aux travaux du Reich : assèchement de marais, construction de routes, travail dans des usines, etc. Depuis la porte jusqu’au lieu de travail, obligation est faite de chanter, sous la surveillance des gardes qui les escortent. Le retour se fait également en chanson.

La musique dans les camps nazis 20170422 Auschwitz © Culture déconfiture
La porte du camp d’Auschwitz I, photographiée en avril 2017 © Culture déconfiture

À leur arrivée dans les camps, tous les détenus, quelle que soit leur nationalité, doivent donc assimiler le répertoire des champs populaires allemands, dont des chants de soldats SS, à entonner à haute voix et sans erreur sous peine de recevoir des coups. Cette omniprésence de la musique dans chaque déplacement quotidien rappelle encore une fois l’univers martial ou militaire ; la musique doit contraindre à marcher d’un pas unique et contribuer à la formation d’une masse uniforme, ordonnée et obéissante, sans possibilité d’expression de l’individualité. Ce rituel, Primo Levi l’expliquait parfaitement dans Si c’est un homme écrit quelques années après sa libération.

Quand cette musique éclate, nous savons que nos camarades, dehors dans le brouillard, se mettent en marche comme des automates; leurs âmes sont mortes et c’est la musique qui les pousse en avant comme le vent les feuilles sèches, et leur tient lieu de volonté. Car ils n’ont plus de volonté: chaque pulsation est un pas, une contraction automatique de leurs muscles inertes. Voilà ce qu’ont fait les Allemands. Ils sont dix mille hommes, et ils ne forment plus qu’une même machine grise; ils sont exactement déterminés; ils ne pensent pas, ils ne veulent pas, ils marchent.

Primo Levi, Si c’est un homme, 1947
La musique dans les camps nazis mémorial de la shoah (2) Władysław Siwek - À la porte (1946)
Władysław Siwek – À la porte (1946)

Interné à Auschwitz I en 1940, l’artiste Władysław Siwek est en charge de la réalisation de pancartes et dessins pour l’administration du camp. Il réalise de nombreux dessins et portraits clandestins de codétenus dans le camp, ainsi que des croquis qui lui serviront pour ses peintures après la guerre. Sur l’aquarelle ci-dessus, on aperçoit à l’arrière-plan, sur la droite, l’orchestre accompagnant le départ des Kommandos d’Auschwitz I.

Des carnets de chansons

Après la libération du camp de Sachsenhausen, une quinzaine de carnets de chansons a été retrouvée. Établis clandestinement par des détenus politiques allemands et tchèques, ils servaient à consigner les chants entonnés lors des soirées dans les blocs et constituaient une forme de résistance spirituelle. On y trouve des chansons d’avant la période de détention et nombre d’hymnes de divers camps. Leurs illustrations fournissent un précieux témoignage du quotidien à Sachsenhausen.

La musique dans les camps nazis mémorial de la shoah
La musique dans les camps nazis – Mémorial de la Shoah

Fin 1938, le commandant-adjoint SS de Buchenwald, Arthur Rödl, ordonne la composition d’un « hymne » pour son camp. En trois jours, les détenus juifs autrichiens Hermann Leopoldi et Fritz Löhner-Beda, célèbre auteur de livrets d’opéras de Franz Lehár, composent le Buchenwaldlied, qui évoque l’espoir d’une libération. La chant plaît tant à Rödl qu’il impose aux milliers de détenus d’éreintantes heures de répétition après l’appel du soir, pour parvenir à un résultat collectif sans aucune faute. L’hymne du camp devient, malgré son message d’espoir, un moyen de torture supplémentaire. Je vous laisse en apprécier les paroles.

La musique dans les camps nazis mémorial de la shoah Buchenwaldlied
Buchenwaldlied

Un exposition nécessaire

Il y aurait encore beaucoup à dire sur les différents usages de la musique dans les camps. Tout une partie de l’exposition est d’ailleurs consacrée à la musique comme un outil de résistance artistique et spirituelle. Aux côtés des orchestres officiels, nombre de petits ensembles instrumentaux voient le jour pour ces activités, ainsi que des chœurs. Leurs répertoires sont plus engagés : des chants politiques, patriotiques ou religieux, ou encore des chansons détournées, dont les paroles dénoncent des conditions de survie ou la brutalité de certains kapos.

Lorsqu’elle est clandestine, la musique qui résonne au sein de ces petits groupes est chantée à voix basse ou simplement couchée sur le papier. Mais les activités artistiques et musicales sont aussi pour partie autorisées par l’administration SS ou par les chefs de blocs. Organisées en soirée ou le dimanche, dans les blocs ou dans d’autres bâtiments, elles permettent de limiter les risques de soulèvement et de distraire les rares détenus privilégiés qui peuvent y assister. Elles leur offrent parfois, l’espace d’un instant, une possibilité d’évasion mentale au-delà des barbelés.

La musique dans les camps nazis mémorial de la shoah
Sofie Nagel, Orchestre de nains (La musique dans les camps nazis – Mémorial de la Shoah)

J’ai particulièrement aimé découvrir l’existence des Sing-Sing Boys. Peu après leur arrivée à Sachsenhausen fin 1939, huit étudiants tchèques montent un ensemble vocal, baptisé Sing-Sing Boys, dirigé par Karel Štancl. Leur répertoire, initialement constitué de chansons swing engagées des artistes du « théâtre libéré » de Prague, intègre par la suite des chants de divers pays. Il se produit avec succès dans de nombreux blocs.

D’autres orchestres sont mis en lumière dans l’exposition, comme l’orchestre de jazz du camp de Westerbork (photographié en 1942) ou bien le duo Johnny & Jones, deux musiciens célèbres aux Pays-Bas et internés à Westerbork en 1943. En 1944, ils sont autorisés par le commandant SS à se rendre sous escorte à Amsterdam, pour enregistrer en studio six chansons composées dans le camp. Leurs familles étant retenues à Westerbork, ils ne tentent pas de s’évader. Déportés ensemble à Theresienstadt puis dans plusieurs camps, ils meurent d’épuisement à Bergen-Belsen peu avant la libération.

La musique dans les camps nazis mémorial de la shoah L'orchestre de jazz du camp de Westerbork en 1942 (à gauche) et Johnny & Jones (à droite)
L’orchestre de jazz du camp de Westerbork en 1942 (à gauche) et Johnny & Jones (à droite)

Si le sujet vous intéresse – et il est passionnant ! – l’exposition La Musique dans les camps nazis est visible au Mémorial de la Shoah à Paris jusqu’au 25 février 2024.

Qui a écrit cet article ?

culture déconfiture Julien

Faire la sieste sous les tropiques, parler littérature, théâtre et cinéma, écouter le craquement du glaçon plongé dans l'eau, frissonner avec Lovecraft, planifier des voyages en Italie... J'adore l'esprit rabelaisien, l'accent du sud-ouest et autres futilités de l'existence.

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4 comments

Allychachoo 6 juin 2023 - 15 h 32 min

Merci pour ton article, absolument passionnant !

Reply
Nelly 21 juin 2023 - 8 h 43 min

Merci pour ce bel article ! C’est une exposition très riche, qui vaut le détour. Le sujet est passionnant et la scénographie est très belle

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Dr. Batya Brutin 26 juillet 2023 - 12 h 28 min

hi,
Do you know in which collection is the panting by Władysław Siwek – At the gate (1946)? thank you

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Julien 16 août 2023 - 9 h 11 min

Hello, the original is in Musée National of Auschwitz Birkenau.

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