Graal proustien, les “soixante-quinze feuillets” étaient légendaires jusqu’en 2018, lorsqu’ils ont réapparu à la mort de Bernard de Fallois. Leur publication chez Gallimard l’an dernier ont donc fait l’effet d’un coup de tonnerre. Ce mois-ci, je me suis plongé dans cet étrange ouvrage, assemblage hétéroclite de fragments qui sont à l’origine d’À la recherche du temps perdu.
Soixante-quinze feuillets oubliés
L’œuvre de Marcel Proust est culte. Dès que le nom de cet auteur est associée à un événement, c’est aussitôt un succès. Actuellement, l’exposition Marcel Proust, un roman parisien au Musée Carnavalet ne cesse d’attirer les adorateurs de l’écrivain. Nous vous en parlions ici-même avec une pointe de déception.
J’ai mis à profit le début de mes vacances d’hiver pour me plonger enfin dans ces 75 feuillets. Vraiment, si vous ne connaissez pas La recherche sur le bout des doigts, passez votre chemin. Ce livre est vraiment un recueil de textes décousus qui ne trouveront un écho que si vous savez de quoi on cause. Les 75 feuillets n’ont souvent ni début ni fin et ont été classés thématiquement en fonction des sujets qu’ils évoquent : « Une soirée à la campagne », « Le côté de Villebon et le côté de Meséglise », « Séjour au bord de la mer », « Jeunes filles », « Noms nobles » et « Venise ». Ils sont accompagnés d’autres manuscrits de Marcel Proust (88 pages) et surtout d’une longue notice, chronologie et notes de 157 pages ! Un ouvrage de spécialistes et pour les spécialistes, en somme.
Mes morceaux choisis
Parmi les passages que j’ai préférés, il y a les 10 pages réunies sous le titre « Séjour au bord de la mer » car on y retrouve l’humour que j’aime tant chez Marcel Proust, mais aussi parce que je m’y suis facilement reconnu – une fois n’est pas coutume !
La question de savoir si en voyage on doit faire ou non de nouvelles relations, question qui vient de se poser je suppose un grand nombre de fois pour tous nos lecteurs prendant les mois qui viennent de s’écouler, est en réalité résolue par la mailleure portion de l’humanité dans un sens qui me semble déplorable pour ce qu’il est destructeur de la sincérité et de la vie. Ma grand-mère, elle, ignorait je peux dire sincèrement les personnes qui habitaient l’hôtel. D’ailleurs eût-elle aperçu dans la salle à manger des amis à elle que la pensée constante de ne jamais nous faire perdre dix minutes de mer, de soleil, et plus souvent hélas de froid et de pluie, l’auraît empêchée de « reconnaître » quelqu’un à qui il aurait fallu parler, « faire des frais ».
Les soixante-quinze feuillets, Marcel Proust (Gallimard, p. 71)
J’ai également aimé un très court extrait de 2 pages situé dans les « autres manuscrits inédits » où l’on découvre une nouvelle origine à l’un des épisodes les plus fameux de La Recherche : celui de la madeleine et la tasse de thé.
[paragraphe biffé en croix] Il y a une légende bretonne qui dit que l[es] âme[s des] hommes à leur mort passent dans leur chien, [un]
Les soixante-quinze feuillets, Marcel Proust (Gallimard, pp. 128-129)carillon, dans la pierre du seuil de leur maison, dans leur bracelet etc. et restent indéfiniment ainsi si elles ne revoient pas quelqu’un qu’elles aient connu dans leur destinée ancienne. Mais si elles sont rencontrées par quelqu’un qui les a connues aussitôt elles reprennent leur ancienne forme. Il me semble qu’entre toutes les croyances sur l’au-delà c’est une de celles à qui j’aurais le moins de peine à ajouter foi. […] Cela tient à ce que chaque fois que de grandes choses de ma vie sont mortespour moi, ou du moins que je les ai crues mortes, elles étaient en réalité passées dans de toutes petites etyrestaient mortes en effet si je ne rencontrais pas ces petites choses. Je m’efforçais par l’intelligence de les évoquer mais je n’y pouvais pas arriver. Hélas me disais-je toute cette partie de mon passé est morte. Comment aurais-je su que tous ces étés-là, le jardin où je les passais, les chagrins que j’y ai eus, le ciel qui était au-dessus, et toute la vie des miens, tout cela avait passé dans unecuillerée<petite tasse> de théchaud où unebouillant où trempait du pain rassis. Si jamais je n’avais pas rencontré la tasse de thé bouillant – et cela pouvait très bien [être] arrivé car je n’ai pas l’habitude d’en prendre – il est probable que jamais cette année-là, ce jardin, ces chagrins n’eussent ressuscité pour moi.
Vous l’avez compris, ce recueil n’est pas à mettre entre toutes les mains. Mais si vous êtes fans de Marcel Proust et de son œuvre, n’hésitez pas à vous plonger dans ces fragments qui, parfois, éveilleront d’agréables réminiscences de La Recherche et vous en donneront quelques clés.
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Faire la sieste sous les tropiques, parler littérature, théâtre et cinéma, écouter le craquement du glaçon plongé dans l'eau, frissonner avec Lovecraft, planifier des voyages en Italie... J'adore l'esprit rabelaisien, l'accent du sud-ouest et autres futilités de l'existence.