Depuis le temps que je partage avec vous mes coups de cœur littéraires sur le blog, je me rends compte que je ne vous ai jamais parlé de Marcel Proust et de son chef-d’œuvre A la recherche du temps perdu. Pourtant, ceux qui me connaissent personnellement savent que Marcel et moi, c’est une longue histoire d’amour.
Des débuts difficiles
J’ai découvert Proust à lors de ma première année d’université, lorsque j’avais 18 ans. Au programme du cours de littérature française, il y avait Un amour de Swann (la deuxième partie du roman Du Côté de chez Swann). En étudiant sérieux, je me suis donc plongé dans la lecture de ce roman, et je dois avouer que ça n’a pas été un coup de foudre immédiat, loin de là.
En fait, je pense que c’est l’un des romans qui m’a le moins captivé cette année-là… mais je me suis acharné. Au début, quand je lisais ma pensée se mettait à vagabonder, si bien qu’au bout de quelques pages je ne savais plus ce que j’avais lu et je n’y comprenais rien. Alors je revenais en arrière et je recommençais, en vain. Au bout d’un certain temps, je me suis dit qu’il valait mieux que je reprenne au début, parce que vraiment ça ne rimait plus à rien. Il m’a donc fallu le lire (et le relire) trois ou quatre fois avant d’en tirer quelque chose.
Du côté de chez Swann est une partie très singulière d’A la recherche du temps perdu, parce que c’est la seule à être un récit à la troisième personne dont le personnage principal n’est pas le narrateur mais un ami de ses parents, Charles Swann. En cela, ce livre est peu représentatif des autres romans de la Recherche, qui sont des récits à la première personne dans lesquels le narrateur revient sur sa propre enfance et sa jeunesse.
Un an plus tard, le coup de foudre
L’année suivante, Proust fut encore au programme. Cette fois, il s’agissait du roman A l’ombre des jeunes filles en fleurs. J’ai donc rapidement refeuilleté Du côté de chez Swann pour me remettre les idées au clair, puis un week-end je me suis lancé dans ce nouveau roman. Et là… le coup de foudre ! Impossible de sortir de ma lecture. Je ne sais pas quel déclic a eu lieu d’une année sur l’autre, mais le récit de Proust m’a totalement captivé. En deux ou trois jours, j’avais dévoré les 350 pages du tome I et les 450 pages du tome II. Une passion était née !
Contrairement à l’histoire de Swann, A l’ombre des jeunes filles en fleurs est un récit dans lequel le narrateur raconte sa propre adolescence. Peut-être est-ce cette forme quasi autobiographique qui a rendu l’identification plus évidente et d’autant plus forte…
Le côté de Guermantes
Quelques années plus tard – et cette fois de manière personnelle (puisque le roman n’était pas au programme à l’université) – j’ai lu Le côté de Guermantes qui est le troisième roman d’A la recherche du temps perdu. Il me fallut longtemps pour le lire, car c’est un roman très long et en parallèle duquel je continuais mes lectures secondaires (c’est ma vieille habitude de toujours lire 2 ou 3 livres en même temps). Mais ma passion pour Proust fut confirmée !
On découvre dans ce roman de nouveaux personnages, ou bien de nouvelles facettes des personnages que l’on croyait déjà connaître. Le narrateur a grandi, mûri, et comprend désormais mieux ce qui ce joue autour de lui, mesure l’écart entre les apparences et les intentions réelles.
Une pause de dix ans
Et puis il y a eu une pause d’une dizaine d’années dans ma lecture. Pourquoi ? Je ne sais pas trop. La découverte d’autres auteurs, d’autres univers captivants… Mais j’ai continué à m’intéresser à Proust, en lisant des articles, en allant voir des pièces de théâtre adaptées de son univers, en regardant des films et des reportages.
Et puis voilà qu’au début du printemps 2020, comme vous et comme plusieurs milliards d’êtres humains à travers le monde, je me suis retrouvé confiné chez moi. Je ne suis probablement pas le seul à m’être dit : “c’est l’occasion de regarder ce que je n’ai pas le temps de regarder en temps normal, de lire ce que je n’ai jamais le temps de lire…” Alors j’ai repensé à Proust, au fait qu’il y a 10 ans j’étais arrivé à la fin du troisième roman d’A la recherche du temps perdu et donc à la moitié de l’oeuvre intégrale.
Cette édition intégrale (Quarto Gallimard), elle est sur une étagère de ma bibliothèque et depuis une décennie. Le marque-page est resté figé à la page 1204, la fameuse page de transition entre Le côté de Guermantes et Sodome et Gomorrhe. Il y a 3 semaines, j’ai ré-ouvert le fameux livre. J’ai relu les dernières pages du Côté de Guermantes. Je me suis souvenu que le duc et la duchesse de Guermantes étaient sur le point de partir chez la princesse, que la duchesse avait commis une faute de goût en mettant des souliers noirs avec une toilette rouge, et que Swann venait de leur faire prendre du retard et de leur annoncer qu’il était mourant.
Mes retrouvailles avec Marcel Proust
Sodome et Gomorrhe est donc la suite immédiate du Côté de Guermantes. Le narrateur a désormais 20 ans et il accompagne le duc et la duchesse de Guermantes à la soirée qui se déroule chez la princesse. Ce roman est pour lui l’occasion d’observer le monde aristocratique et ses codes, et de s’intéresser en particulier à la question de l’homosexualité et ses rites secrets, dans une société où celle-ci est encore considérée comme un vice et un tabou. Peu à peu, le narrateur découvre que les homosexuel(le)s sont beaucoup plus présents que ce qu’il n’y paraît à tous les étages de la société.
La question de l’homosexualité féminine avait déjà été abordée dans Du côté de chez Swann à propos de Mlle Vinteuil (un personnage secondaire). Mais cette question prend une tournure beaucoup plus personnelle pour le narrateur quand il découvre que sa propre petite-amie, Albertine, partage les mêmes goûts gomorrhéens. Peu à peu dans le roman, ses suspicions et ses découvertes deviennent une véritable torture.
L’homosexualité masculine est quant à elle traitée essentiellement à travers le personne du baron de Charlus, alias Mémé (frère du duc de Guermantes, cousin du prince, et oncle de Saint-Loup le meilleur ami du narrateur). La première partie de Sodome et Gomorrhe est un flash-back sur une scène qui avait été éludée à la toute fin du Côté de Guermantes, au cours de laquelle le narrateur a épié le baron dans une scène de séduction et d’amour avec Jupien, un giletier de l’hôtel du duc de Guermantes. Cette scène de voyeurisme donne la clé et le programme du roman, dont le titre renvoie sans équivoque à un célèbre épisode de la Bible. La relation amoureuse complexe entre Charlus et le musicien Morel, l’attitude de leur entourage, l’ouverture d’esprit apparente de Madame Verdurin, etc., sont autant de déclinaisons qui structurent tout le roman.
La vision que donne Proust de l’homosexualité et des homosexuels dans ce roman est un peu déconcertante. Celui-ci a été publié en 1922, une époque où l’homosexualité est encore pénalisée et moralement condamnée. Tout comme dans ses propos sur les Juifs, les questions de races et d’hérédité, le point du vue de l’auteur sur la question de l’homosexualité semble surannée pour ne pas dire obsolète. Pourtant, il est en même temps très fin pour décrire les mœurs de cette époque et les codes secrets qui permettaient (et permettent toujours) de se reconnaître sans se parler, de communiquer sans en avoir l’air. Comme toujours, Proust est un psychologue subtil et observateur au regard aiguisé.
Bien sûr – et c’est là ce que je préfère chez Proust – l’ensemble est raconté avec une touche d’ironie et d’humour dont je suis totalement client. J’ai particulièrement souri lorsqu’il parle de M. Nissim Bernard, amoureux d’un garçon à la tête rouge comme une tomate qu’il ne parvient jamais à distinguer de son frère jumeau :
Ce garçon rouge, aux traits abrupts, avait absolument l’air d’avoir comme tête une tomate. Une tomate exactement semblable servait de tête à son frère jumeau. Pour le contemplateur désintéressé, il y a cela d’assez beau, dans ces ressemblances parfaites de deux jumeaux, que la nature, comme si elle s’était momentanément industrialisée, semble débiter des produits pareils. Malheureusement, le point de vue de M. Nissim Bernard était autre et cette ressemblance n’était qu’extérieure. La tomate n° 2 se plaisait avec frénésie à faire exclusivement les délices des dames, la tomate n° 1 ne détestait pas condescendre aux goûts de certains messieurs. Or chaque fois que secoué ainsi que par un réflexe, par le souvenir des bonnes heures passées avec la tomate n° 1, M. Bernard se présentait Aux Cerisiers, myope (et du reste la myopie n’était pas nécessaire pour les confondre), le vieil Israélite, jouant sans le savoir Amphitryon, s’adressait au frère jumeau et lui disait : « Veux-tu me donner rendez-vous pour ce soir ? » Il recevait aussitôt une solide « tournée ». Elle vint même à se renouveler au cours d’un même repas, où il continuait avec l’autre les propos commencés avec le premier. À la longue elle le dégoûta tellement, par association d’idées, des tomates, même de celles comestibles, que chaque fois qu’il entendait un voyageur en commander à côté de lui au Grand-Hôtel, il lui chuchotait : « Excusez-moi, monsieur, de m’adresser à vous sans vous connaître. Mais j’ai entendu que vous commandiez des tomates. Elles sont pourries aujourd’hui. Je vous le dis dans votre intérêt car pour moi cela m’est égal, je n’en prends jamais. » L’étranger remerciait avec effusion ce voisin philanthrope et désintéressé, rappelait le garçon, feignait de se raviser : « Non, décidément, pas de tomates. »
Sodome et Gomorrhe, Marcel Proust (édition Quarto Gallimard, p. 1400)
Un autre passage qui m’a beaucoup fait rire est la description de M. de Cambremer, alias Cancan, personnage auquel je me suis ensuite particulièrement attaché :
[M. de Cambremer] était, comme elle le disait avec tendresse, « tout à fait du côté de son papa ». Pour qui n’avait entendu que parler de lui, ou même de lettres de lui, vives et convenablement tournées, son physique étonnait. Sans doute devait-on s’y habituer. Mais son nez avait choisi, pour venir se placer de travers au-dessus de sa bouche, peut-être la seule ligne oblique, entre tant d’autres, qu’on n’eût eu l’idée de tracer sur ce visage, et qui signifiait une bêtise vulgaire, aggravée encore par le voisinage d’un teint normand à la rougeur de pommes. Il est possible que les yeux de M. de Cambremer gardassent dans leurs paupières un peu de ce ciel du Cotentin, si doux par les beaux jours ensoleillés, où le promeneur s’amuse à voir, arrêtées au bord de la route, et à compter par centaines les ombres des peupliers, mais ces paupières lourdes, chassieuses et mal rabattues, eussent empêché l’intelligence elle-même de passer. Aussi, décontenancé par la minceur de ce regard bleu, se reportait-on au grand nez de travers. Par une transposition de sens, M. de Cambremer vous regardait avec son nez. Ce nez de M. de Cambremer n’était pas laid, plutôt un peu trop beau, trop fort, trop fier de son importance. Busqué, astiqué, luisant, flambant neuf, il était tout disposé à compenser l’insuffisance spirituelle du regard ; malheureusement, si les yeux sont quelquefois l’organe où se révèle l’intelligence, le nez (quelle que soit d’ailleurs l’intime solidarité et la répercussion insoupçonnée des traits les uns sur les autres), le nez est généralement l’organe où s’étale le plus aisément la bêtise.
Sodome et Gomorrhe, Marcel Proust (édition Quarto Gallimard, p. 1443)
Et après ?
Maintenant qu’il a été confirmé que le confinement allait se prolonger d’au moins 4 semaines, je n’ai qu’une hâte, me plonger dans les 3 derniers romans de la Recherche, en commençant par La Prisonnière, où le narrateur doit raconter la suite de ses amours avec Albertine. Et cette fois, je ne compte pas attendre 10 ans pour m’y mettre !
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Et vous, avez vous déjà lu les romans de Marcel Proust ? Que pensez-vous de cet auteur ? Avez-vous comme moi une saga romanesque qui vous a passionné et tenu en haleine pendant des années ?
Qui a écrit cet article ?
Faire la sieste sous les tropiques, parler littérature, théâtre et cinéma, écouter le craquement du glaçon plongé dans l'eau, frissonner avec Lovecraft, planifier des voyages en Italie... J'adore l'esprit rabelaisien, l'accent du sud-ouest et autres futilités de l'existence.
3 comments
Moi aussi j’ai une passion pour A la recherche du temps perdu que j’ai lu sur plusieurs années, un volume par-ci par là de temps en temps, pour pouvoir reprendre son souffle… et j’ai été assez refroidie par Du coté de chez Swann que je trouve également plus difficile d’accès que les volumes d’après. J’ai persévéré et n’ai pas regretté car Le temps retrouvé, le dernier, est incroyable, Proust y explique comment il a eu l’idée de son livre.
Bonne continuation dans la lecture !
Merci pour tes encouragements 🙂 Cette lecture, c’est à la fois un défi et un plaisir, comme un challenge sportif qui épuise et fait un bien fou en même temps !
Etonnant que le premier tome de la saga soit en même temps le plus difficile. J’ai souvent entendu dire qu’il vaut presque mieux commencer par “le temps retrouvé”, et lire les autres romans à rebours.
Merveilleuse critique ou devrais je dire réflexion sur La recherche du temps perdu. Vous me donner le goût de relire cette œuvre. Je crois être dans cet état d’esprit , d’âme que demande Proust.
Merci