Dans Une irritation [des arbres à abattre] d’après Thomas Bernhard, le huis clos d’un dîner mondain devient le théâtre d’une autopsie impitoyable des relations humaines. Lors d’un « dîner artistique » organisé par les époux Auersberger en l’honneur d’un vieux comédien du Burgtheater, la narratrice, repliée dans un fauteuil à oreilles, observe une galerie de figures viennoises qu’elle a côtoyées dans les années 1950. Ces retrouvailles, provoquées par les obsèques de Joana, une amie artiste suicidée, prennent des allures d’exorcisme. Rongée par l’amertume, la narratrice ne laisse aucun convive – ni elle-même – sortir indemne de cette introspection corrosive.
Une irritation [des arbres à abattre], œuvre d’irrespect et de colère
Publié en 1984, le roman Des arbres à abattre provoqua un scandale en Autriche pour son audace et sa virulence. Thomas Bernhard y déploie une écriture nerveuse et répétitive – voire obsessive – où le ressassement est traversé de fureur contre l’hypocrisie, les faux-semblants et la vacuité des cercles intellectuels. Dans ce monde de tromperie, où l’art semble vidé de sa substance, Bernhard crie l’urgence de retrouver une authenticité, non seulement dans l’art, mais dans l’existence elle-même.
Le choix d’un tel texte en guise de dernier spectacle n’est donc pas, de la part de Sébastien Bournac, un hasard, alors même qu’il s’apprête à quitter son siège de directeur du Sorano à la fin du mois de décembre 2024.
Des arbres à abattre est une œuvre-bilan qui nous amène à réfléchir, dans une vertigineuse profondeur, à ce qu’est une vie entière, une carrière ; à questionner les relations humaines, les choix que nous faisons ; […] à considérer tout ce que nous acceptons de feintes, de mensonges à ce qui nous constitue au plus intime, d’illusions sociales pour EXISTER dans une société rendue folle par l’aliénation.
Sébastien Bournac
Une adaptation à vif au Théâtre Sorano
Pour sa dernière création à la direction du Théâtre Sorano, Sébastien Bournac relève le défi d’adapter cette œuvre-monument. Après Peut-être pas et J’accuse [France] (en 2022), À vie (en 2021) et J’espère qu’on se souviendra de moi (que nous avions vu en octobre 2016), Une irritation [des arbres à abattre] prend des allures de bilan ou de clap de fin. Bournac a confié à la comédienne Nabila Mekkid le soin d’incarner les méandres de l’esprit tourmenté de Bernhard, faisant quasiment de ce spectacle un stand-up, pour reprendre les mots utilisés dans le programme du Théâtre. J’ai adoré l’idée de réécrire le texte en transformant les « je » en « tu » qui nous éloigne de la simple mise en voix pour devenir une exploration physique et sensorielle des paysages intérieurs de l’auteur.
Et je pensai de nouveau, ç’a été une grave erreur d’avoir accepté l’invitation des époux Auersberger car, de toute ma vie, je ne voulais surtout plus avoir affaire aux Auersberger, et voilà que je traverse le Graben, ils m’adressent la parole, me demandent si je sais que la Joana est morte, que la Joana s’est pendue, et moi je dis oui et j’accepte leur invitation.
Thomas Bernhard, Des arbres à abattre [Extrait]
Dans cette mise en scène, l’irritation devient une force : une inflammation de la parole, une exaltation du verbe. L’écriture obsessionnelle et musicale de Bernhard, portée par une interprétation très juste, ouvre un espace de souffle et de réflexion dans un monde étouffant. À travers ce cri de révolte et de désespoir, le spectacle nous interroge : comment ne pas céder au compromis et préserver le sens, dans l’art comme dans la vie ? On sent que cette interrogation n’est pas seulement celle de Bernhard ; Bournac semble la faire totalement sienne.
Depuis presque 25 ans maintenant, dès que je vois Thomas Bernhard dans une programmation, je ne peux pas m’empêcher d’aller voir le spectacle. Je suis tombé amoureux de son écriture en 2001 lorsque TgStan a mis en scène Tout est calme au Théâtre Garonne, puis (Sauve qui peut) Pas mal comme titre en 2008. La même année, Célie Pauthe avait mis en scène L’Ignorant et le fou au Théâtre de la Cité, puis j’étais allé voir Déjeuner chez Wittgenstein à l’Aktéon Théâtre (Paris) en 2009 et Le Naufragé mis en scène par Joël Jouanneau au Théâtre de la Manufacture (Nancy) en 2014. En 2017, j’avais vu avec beaucoup de plaisir Le Faiseur de théâtre mis en scène par Jean-Pierre Beauredon au Théâtre du Pavé mais j’étais resté beaucoup plus sceptique en juin 2018 lorsque Solange Oswald avait mis en scène Avant la retraite au Sorano.
Si vous voulez découvrir Une irritation [des arbres à abattre], sachez que le spectacle reste à l’affiche jusqu’au vendredi 13 décembre à 20h. Si, comme moi, vous êtes amoureux de l’écriture bernhardienne, ne manquez pas ce seule en scène qui – n’en doutons pas – va gagner en solidité au fil des représentations.
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Faire la sieste sous les tropiques, parler littérature, théâtre et cinéma, écouter le craquement du glaçon plongé dans l'eau, frissonner avec Lovecraft, planifier des voyages en Italie... J'adore l'esprit rabelaisien, l'accent du sud-ouest et autres futilités de l'existence.